Par Lina Boudjeroudi
Cadences effrénées, faible rémunération, sentiment de ne pas être intégré·es dans la rédaction : les journalistes en contrats courts dégustent.
Louis multiplie les Contrats à durée déterminée (CDD) au desk de CNEWS, qu’il appelle « pige » car, pour lui, c’est « l’unique moyen d’avoir un pied dans la rédaction ». Mais pour payer son loyer parisien, il est obligé « de faire des vidéos corpo’ et de l’institutionnel à côté, sinon je ne m’en sors pas ».
Abusivement appelés « piges », ces contrats courts font croire à des « relations privilégiés équivalentes au Contrat à durée indéterminé (CDI) », tandis que, dans les faits, Antoine Chuzeville, journaliste et secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ) confirme qu’il s’agit « principalement de CDD ou de contrats d’usage payés à la journée ». Ces journalistes, fraîchement diplômé·es ou en contrats courts depuis plusieurs années, « sont recruté·es le plus souvent pour pallier des besoins ponctuels, voire réaliser des tâches que personne ne veut faire, comme les shifts de nuit. Les précaires sont utilisé·es comme de la chair à canon par les rédactions », pointe le représentant syndical.
Qu’advient-il quand un service entier ne tourne qu’avec des contrats courts ? En février 2022, sur Twitter, une déferlante de publications, écrites par plusieurs journalistes de la rédaction web du service des sports de Franceinfo, dénoncent des conditions de travail délétères au sein de leur rédaction.
Pigistes, alternant·es, contrats courts, constituent 80% de la majeure partie du service. Aucun CDI n’aurait été signé depuis 2005 malgré un réel besoin de permanents dans le service. Pourtant, un contrat de travail à durée déterminée ne peut avoir pour « effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise », prévoit l’article L1242-1 du Code du travail. Après des remous devant les prud’hommes, Antoine Chuzeville se réjouit de la signature d’une dizaine d’embauches en CDI dans les semaines à venir.
Une note salée pour les précaires
« À compétences égales, aucune rédaction ne rémunère au niveau d’un·e salarié·e permanent·e, à part quelques rares médias », affirme Clément Pouré, journaliste et co-président de l’association Profession pigiste. « Normalement, les rédactions devraient payer en salaire et non en droits d’auteur ou en facture. Mais beaucoup ne le font pas. »
Le manque de transparence des médias sur les montants entretient la précarité des jeunes journalistes, qui, « faute d’information sur le sujet, ne négocient pas », explique Nora Bouazzouni, journaliste et fondatrice de Paye ta pige. « Les médias français ne recensent pas le montant des piges pratiqué parce que, bien souvent, ils ne paient pas bien. Avec Paye ta pige, j’ai voulu centraliser l’information. Ça permet d’informer les jeunes journalistes sur les mauvais payeurs, qui ne respectent pas la loi et de faire connaître le prix de l’information. »
Dans les versions papier des quotidiens nationaux, la pige est rémunérée a minima 66,98 euros le feuillet (environ 1500 signes). En revanche, « pour le web, c’est le far west, constate Nora Bouazzouni. Les syndicats refusent de signer les barèmes de piges proposés par les pure players, qui campent sur des tarifs minimums bien trop bas ». « Généralement, ils proposent un forfait, peu importe la taille du papier. Parfois, ils abusent sur les prix. On m’a déjà proposé 50 euros pour un papier », se désole Robin Jafflin, photojournaliste rémunéré à la pige.
La création d’une base de données précisant le montant des piges a été évoquée lors des états généraux du journalisme, par la Convention des écoles de journalisme (CEJ). « La plateforme serait mise à jour par les médias eux-mêmes afin de les contraindre à jouer le jeu », précise Antoine Chuzeville.
Pas de beurre dans les épinards
Parfois, ce sont les moyens qui ne suivent pas. « À Sud Ouest, quand tu n’es pas en CDI, tu n’as pas de téléphone pro et pas d’adresse email avec le nom de domaine du journal. Je ne reçois jamais les communications internes de mon entreprise alors que je travaille depuis un an dans la boîte. J’ai l’impression de ne pas être salariée », décrit Clara (le prénom a été modifié), journaliste sous contrat à Sud Ouest.
Et même pas de casse-croûte. « Sur des reportages, il m’est déjà arrivé de sauter les repas du midi pour économiser de l’argent. J’ai l’impression d’être un Kleenex, se désole Robin Jaffin. Aujourd’hui, sur le marché, il y a plus d’offres de photojournaliste que de demandes de la part des rédactions. Alors elles en profitent. » Ce photojournaliste a fait l’expérience de la diète budgétaire d’un titre de presse. « Je devais piger en Ukraine au printemps pour faire un sujet sur le front. La rédaction a refusé d’avancer les frais en liquide, ne voulait pas payer l’assurance, ni les gilets par balles. J’ai décliné la pige. »
Selon lui, la mauvaise prise en compte des besoins des journalistes proviendrait du fait que « de moins en moins de rédacteurs en chef ont fait du terrain. Ils veulent du travail de qualité à bas coût, sauf que ce n’est pas possible. Par exemple, Vice rémunère 250 euros pour un article avec des photos. J’ai arrêté de bosser avec eux, ça ne fait même pas un Smic. »
Le manque de considération par les rédactions est un autre marqueur de leur précarité. Ce sentiment est très présent chez les journalistes rémunéré·es à la pige interrogé·es. « Quand t’es pigiste, t’es un sous-journaliste, s’exclame Nora Bouazzouni. Les rédactions te font vraiment sentir que tu ne fais pas partie de la rédaction. Parfois, elles ne prennent même pas le temps de répondre aux mails qu’on leur envoie pour pitcher. »
Confronté à l’absence de réponse des rédactions, qu’il qualifie de « manque de respect », le journaliste Robin Jaffin a décidé de créer des datavisualisations pour calculer le taux de réponses des rédactions sollicitées.
Clément Pouré explique que la pige est dévalorisée par les rédactions. Un travail serait à mener en interne. « Il y a des médias comme Mediapart où, pour 100 pigistes, il y a une personne dédiée au service des ressources humaines. Puis, il y a des rédactions comme Le Figaro où, pour 600 pigistes, il n’y a rien », explique-t-il.
Difficile pour ces journalistes, désireux de se faire une place dans les médias, de taper du poing sur la table pour réclamer leur dû. « Les pigistes sont les victimes collatérales des méfaits de la concentration des médias, souligne Nora Bouazzouni. Lorsque tu te grilles avec un média, tu prends le risque d’être blacklisté par tous les titres du groupe. »