Jeremy Caplan : « Il s’agit de repenser la façon dont nous finançons et organisons le journalisme »

Par Colombe Serrand

Depuis l’élection de 2016, les États-Unis assistent à une polarisation des médias et les critiques pleuvent, qu’elles concernent le traitement politique, leur diffusion ou leur production. Quels sont les débats actuels au sein de la profession et comment repenser l’information ? Les réponses de Jeremy Caplan, journaliste et directeur de l’école supérieure de journalisme Newmark de New York (CUNY).

Vous intervenez régulièrement dans les écoles de journalisme américaines. Comment la nouvelle génération de journalistes critique-t-elle les médias de référence ?

Les jeunes journalistes sont plus conscient·es du fait qu’une émission, une organisation ou une publication d’information ne sont pas représentatives de la communauté qu’elles servent. Si la majorité des personnes au sein des rédactions sont d’un genre, d’une origine ou d’une ethnie particulière… Il se peut qu’elles ne représentent pas leur communauté de manière efficace ou appropriée. La nouvelle génération interpelle ce manque, le soulève. C’est un phénomène qui prend de l’ampleur et qui rend énormément service aux médias. Il y a beaucoup d’efforts de leur part pour repenser la façon dont ils embauchent les gens. J’ai travaillé au magazine Time pendant un certain nombre d’années. Et à cette époque, il y avait très peu de diversité. Depuis, les choses se sont améliorées dans de nombreux organes de presse. Mais il y a encore un long chemin à parcourir : beaucoup de gens pensent que les médias ne sont pas représentatifs, et ils ne leur font pas confiance. Le Reuters digital news report montre par exemple que la confiance dans le journalisme a baissé. Ce n’est pas exclusivement une question de diversité, mais elle joue un rôle important. Quand vous n’êtes pas représenté·e dans les médias que vous consommez, vous pouvez commencer à vous demander s’ils sont vraiment faits pour vous.

Quel type de médias est le plus souvent critiqué ? Est-ce la télévision, avec sa culture des talk-shows, qui a tendance à atténuer le débat d’idées ? 

C’est sûr. La télévision est la cible principale de la critique des médias. Notamment parce que ces émissions expriment le plus les points de vue politiques. Par exemple, les chaînes Fox News ou MSNBC sont décriées, qu’on soit de gauche ou de droite. On voit aussi beaucoup de critiques émerger sur Twitter, qui proviennent surtout de professionnels des médias ou simplement d’observateur·ices et relèvent des erreurs dans une production. Il y a donc une forme de critique des médias qui se produit sur ce réseau, mais une grande partie d’entre elles se dirige contre la chaîne Fox News, devenue un organe de propagande pour l’aile droite du Parti républicain. C’est le phénomène de polarisation, bien connu et bien documenté aujourd’hui. Donc, dans la plupart des cas, la critique est formulée par des personnes pointant du doigt le dernier exemple de partialité ou de désinformation au sein d’une émission.  

Et pensez-vous que cette polarisation médiatique accentue la critique ?

Oui. D’ailleurs, les critiques augmentent quand le média perd de sa déontologie. Par exemple, la direction de Fox News, et d’autres médias que je considère comme extrémistes, ont une volonté de susciter la peur chez leurs téléspectateur·ices et encouragent l’animosité. Leur objectif est de générer le plus d’audience. Ils oublient donc souvent les préoccupations liées au journalisme, à l’équité, à l’exactitude ou à la qualité. Ces médias se concentrent uniquement sur l’émotion et la promotion des intérêts de quelques candidat·es et d’un récit choisi, qui sert essentiellement leurs intérêts financiers. Les commentateur·ices, les critiques, interviennent pour signaler les médias qui ne suivent pas les règles, qui ne respectent pas la bienséance du journalisme. C’est comme un ou une arbitre dans un match sportif. Le travail de l’arbitre est de fixer les limites. Ce n’est pas comme ça qu’on joue le jeu. Vous ne pouvez pas simplement tacler quelqu’un·e, vous devez jouer dans les règles. Tout n’est pas comme ça, mais c’est au moins la fonction d’une partie de la critique des médias.

Libéraux, libérales ou conservateur·ices, pro-vie ou pro-choix, droit aux armes ou contrôle des armes, élites contre classe ouvrière… L’Amérique est coupée en deux par des choix binaires. Est-ce la cause ou la conséquence de la polarisation des médias ? Peut-on parler d’une guerre médiatique ?

Je ne sais pas si c’est une conséquence de la polarisation des médias. Nous avons vécu une période très compliquée avec la pandémie. Sous l’ère Trump, nous avons pris conscience des luttes raciales avec la mort de George Floyd, de la violence policière, de la crise climatique croissante, etc. Il y a eu et il y a encore beaucoup de douleur et de souffrance, de frustration et d’inquiétude. Tout cela a poussé les gens à voir les choses différemment et à demander un traitement journalistique adéquat. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a pléthore de causes liées à la polarisation médiatique. Cependant, certains médias accentuent la scission citoyenne. Je pense de nouveau à Fox News, qui a une immense influence sur ses téléspectateur·ices et qui est, selon moi, coupable et responsable de cette lutte d’opinions. Mais ce n’est pas le seul média, tous ont tendance à se concentrer sur les conflits, les problèmes, la douleur et la haine. C’est un défaut journalistique, il y a un déséquilibre dans la façon dont nous pensons et concevons l’information. Les médias devraient parler plus des solutions et des défis, pas seulement du sang et des tripes. Il faudrait plus donner la parole aux personnes qui font réellement avancer les choses, qui ont des opinions modérées, qui réfléchissent et pas seulement à celles et ceux qui crient, hurlent et tuent. En tant que journalistes, nous devons nous regarder dans le miroir et nous dire : « Qu’est-ce qui a changé ? Qu’est-ce que notre domaine peut faire différemment ? Et comment pouvons-nous contribuer de manière plus positive à cette situation au lieu d’accentuer la polarisation ? » C’est un défi systémique. Il s’agit de repenser la façon dont nous finançons et organisons le journalisme. C’est une proposition massive, un challenge énorme et brutal mais nécessaire.

Lundi, le Washington Post a publié un article de politique-fiction sur la réélection de Donald Trump en 2025. Que pensez-vous de ce type de publications ?

Ce n’est pas vraiment une fiction, c’est une analyse. Les journalistes du Washington Post imaginent l’avenir basé sur des faits actuels et donnent la parole à des universitaires, des militaires, des fonctionnaires ou des économistes pour tenter de voir à quoi pourrait ressembler un deuxième mandat Trump. Ce qu’il se passe dans cet article est très envisageable. Et je pense que ça a beaucoup de valeur. Souvent, nous ne regardons pas assez loin dans le temps. Le rôle des journalistes est d’aider les gens à anticiper certaines choses, comme avec la crise climatique et l’impact sur l’avenir citoyen. Même si, sur la question de ce traitement médiatique particulier, il y a encore beaucoup à faire. Je pense que c’est un exercice utile et peut-être que ça motive les gens. Sur beaucoup de sujets, c’est aux journalistes de tirer la sonnette d’alarme, tant qu’ils et elles se basent sur des faits et qu’ils et elles font appel à des expert·es qualifié·es. L’une des problématiques des médias de droite, c’est justement la non-qualification des expert·es, ils et elles ne savent rien et sont juste là pour faire du buzz. 

Imaginez que vous fassiez le même exercice. Vous êtes en 2050. Selon vous, à quoi ressemblera la scène médiatique américaine à cette époque ? 

Je pense qu’on continuera à voir des médias de masse et internationaux comme The Guardian ou The New York Times. Mais il y aura aussi la floraison continue de publications de niche indépendantes. Cela signifie des bulletins d’information indépendants, des podcasts, des sites ou de minuscules micro-organisations d’information qui s’adressent à des groupes de personnes très spécifiques sur le plan géographique, démographique et psychographique. Nous aurons un écosystème d’information beaucoup plus large et décentralisé. Je pense que les gens passeront beaucoup moins de temps sur les grands médias traditionnels. Nous avons déjà vu la diminution, par exemple, de la télévision, non ? Je ne sais pas ce qu’il en est en France, mais aux États-Unis, les émissions télé ont été reléguées au second plan. Les gens s’informent sur d’autres plateformes en ligne et les médias vont suivre ce modèle, ça a déjà commencé. Ils et elles sont obligé·es de s’adapter aux nouvelles techniques de diffusion, sinon les gens ne s’informent plus. Je pense qu’en Europe, vous êtes plus en avance sur nous sur cette question, vous vous raccrochez plus au lien sociétal. Les médias sont bien plus partagés. Nous n’avons pas cette même tradition de médias publics et c’est une vraie préoccupation aux États-Unis.