Par Raphaël Jacomini
Malgré l’extension des empires médiatiques de quelques milliardaires, des modes de gouvernance alternatifs existent. Ils ont pour objectif de limiter l’emprise des industriel·les-actionnaires sur les rédactions et de redonner le pouvoir aux journalistes, soutenus par leur lectorat et leurs audiences.
Elle est tout juste diplômée et la voilà déjà actionnaire du média qui l’emploie. Une exception dans le paysage médiatique français. Victoria Berthet, 24 ans, est journaliste à Rue89 Bordeaux. Son CDD, entamé en septembre 2021 à la sortie de son école, s’est rapidement transformé en CDI. Elle est aussi devenue actionnaire au sein de ce média indépendant, détenu entièrement par sa propre rédaction.
« Les actionnaires, c’est nous, les journalistes », répond du tac au tac, sourire au lèvre, la jeune femme. « Nous sommes quatre actionnaires, mon rédacteur en chef, le directeur de la publication, moi, ainsi qu’une quatrième personne qui a investi dès le début dans le média. »
Les autres antennes régionales de Rue89, à Strasbourg et à Lyon, fonctionnent de la même manière. Seul le titre parisien, a été racheté par le groupe Le Monde en 2011. Ses publications sont même hébergées par le site de L’Obs. À Bordeaux, cette indépendance leur permet de se démarquer par rapport à d’autres rédactions, de sortir d’une uniformité tant reprochée aux médias. « On essaie de proposer des enquêtes et des regards différents sur des sujets sociétaux, comme le logement par exemple. On écrit sur les squats et les habitats insalubres. » La rédaction se veut libre, loin de toute étiquette politique, « on critique aussi bien la gauche que la droite », résume la jeune journaliste.
L’indépendance comme credo
Sophie Dufau a été rédactrice en chef adjointe de Mediapart pendant dix ans. Elle a assisté au plus près à la création de ce média, qui est un exemple au sein de la presse indépendante. Sa structure, proche de ce que Julia Cagé et Benoît Huet souhaitent étendre à l’ensemble de la presse, est en tête de gondole des titres indépendants, avec ses 213 000 abonné·es en 2021. Un média prospère qui parvient à générer des bénéfices. Créé en 2008 par Edwy Plenel et cinq autres personnes, dont trois journalistes, il a changé de structure en 2019. Toutes ses actions sont allées au Fonds pour la presse libre (FPL), un fonds de dotation à but non lucratif qui n’a pas son mot à dire sur les choix éditoriaux de la rédaction. « Je n’ai jamais rencontré d’autres actionnaires que les journalistes qui siègent au conseil d’administration », précise Sophie Dufau.
Le vœu du média en ligne s’inspire des mots d’Albert Camus, prononcés en 1944 dans le journal Combat et repris dans le Manifeste Combat pour une presse libre, publié en 2009 par Mediapart. « Toute réforme morale de la presse serait vaine si elle ne s’accompagnait pas de mesures politiques propres à garantir aux journaux une indépendance réelle vis-à-vis du capital », rappelle la journaliste. Une liberté rare aujourd’hui, même dans les médias dits de référence selon elle. « Comme Mediapart ne dépend pas d’actionnaires, le rédacteur en chef proposé n’a pas à leur plaire. Alors qu’à Libération ou au Monde, c’est le conseil d’administration qui va soumettre à la rédaction un nom. Et lorsqu’il y a Xavier Niel ou Patrick Drahi dans ce conseil, forcément ils ont leur mot à dire. »
Lignes pas toujours vertueuses
Libération justement a été cédé à un fonds de dotation en 2020, à la manière de Mediapart, mais cette cession serait une mesquine stratégie selon plusieurs médias. Comme le précise Sophie Dufau, « le fonds qu’a créé Drahi n’a rien à voir avec le Fonds pour une presse libre de Mediapart. Ça lui permet de faire un don à une association et d’en défiscaliser une partie. C’est une embrouille. »
À la manière de Libération, la possession de médias par de grands groupes aux mains de milliardaires progresse. Par exemple, en 2019, Mondadori France (Closer, Grazia, Science & Vie, Closer, Auto Plus, Auto Moto…) a été racheté par Reworld Media, faisant de ce groupe le premier détenteur de magazines français. Malheureusement, il les a totalement transformés. « Nous sommes partis à la suite d’un désaccord avec le nouvel actionnaire, Reworld media, car nous n’avions pas la même conception du métier de journaliste scientifique. Nous avions l’impression que nous ne pouvions plus exercer notre profession tel que nous le voulions. Cet actionnaire avait pris des décisions sur la manière de gérer le magazine, incompatibles avec notre manière de travailler. Et comme c’était lui le propriétaire, il n’y avait pas à discuter. Soit on acceptait sa gouvernance, soit on partait », raconte une journaliste à Science & Vie qui souhaite garder l’anonymat.
Le culte de la visibilité et du profit impulsé par Reworld Media ne pouvait aller de pair avec la production d’une information de qualité. Ils n’ont pas retenu les journalistes et ont payé les multiples clauses de cession. « Leur idée était de se concentrer sur le site internet et de créer du contenu de manière rapide et en grande quantité. Ils ont estimé qu‘on n’était pas nécessaires à ce travail. Des chargés de contenu ont été embauchés. Ni journalistes, ni scientifiques, ils devaient pondre de la copie le plus vite possible, sans vérifier leurs informations. On s’est retrouvés sur le site de Science & Vie avec du copier-coller de communiqués de presse, de fausses citations, sans parler des erreurs scientifiques. »
Pour la rédaction, la qualité du magazine est alors tombée en flèche. La majorité des journalistes est finalement partie en février 2021 et a créé quelques mois plus tard le magazine Epsiloon. Un nouveau titre financé par Unique Héritage Média (UHM), une structure spécialisée dans la presse jeunesse. Cela a été rapide, le premier numéro est sorti en juin 2021. Les salarié·es ont demandé des garanties pour ne pas revivre la même situation. Une charte garantissant l’indépendance de la rédaction vis-à-vis de l’actionnaire principal, mais également du service marketing, pour éviter les publicités contextuelles (Une publicité en lien avec un article, ndlr), a été écrite et signée par toutes les parties. Les journalistes fondateur·ices doivent devenir prochainement actionnaires, à la manière de Rue89 Bordeaux.
Mutations en cours
Malgré tout, le magazine existe grâce au dévouement de ses salarié·es. « À Science & Vie, on s’est retrouvé rapidement en sous-effectif sur le magazine papier. Et là, à Epsiloon, on est dans une situation très tendue, surtout avec l’augmentation récente du prix du papier. C’est encore précaire, aussi parce qu’on en est dans une période de lancement. » Seulement huit journalistes-rédacteur·ices sont en CDI à Epsiloon. Au temps de Science & Vie, ce chiffre était largement supérieur. Ils se battent pour maintenir la longueur, la qualité et la rigueur du mensuel.
La presse indépendante, mis à part des médias comme Mediapart ou Le Canard enchaîné ou en région, Rue89 Bordeaux ou Mediacités, est encore marginale et peu visible dans le paysage médiatique français. Les empires de Bolloré, d’Arnault et de ces quelques autres milliardaires, ne cessent de grignoter des titres et d’étendre encore davantage leur conglomérat médiatique.
La presse locale indépendante, malgré ses difficultés financières actuelles, est peut-être une voie de développement avec l’actuel exode de la capitale de nombreux et nombreuses diplômé·es : « Peut-être qu’un jour les gens vont basculer dans ce type de presse, (Marsactu, Le Poulpe, Mediacités, Rue89 Bordeaux…, ndlr), mais aujourd’hui c’est un peu difficile pour ces journaux-là. Ils doivent trouver des moyens d’attirer leurs lecteurs. Nous par exemple, à Mediapart, ce sont les révélations. À eux de trouver dans les enjeux locaux des formes et des manières innovantes », conclut Sophie Dufau.
Encadré : Haute pression sur les rédactions
De nombreux et nombreuses auteur·ices et réalisateur·ices ont analysé la supposée homogénéité de la presse française. Dans son célèbre essai, Les nouveaux chiens de garde (1997), le journaliste Serge Halimi met en avant les liens qu’entretiennent l’industrie, la politique et la presse. « Le « contre-pouvoir » s’est assoupi avant de se retourner contre ceux qu’il devait servir. Pour servir ceux qu’il devait surveiller », note dans son ouvrage le directeur du Monde diplomatique. Les nombreux films- enquêtes de Pierre Carles dénoncent également ces connivences.
La critique porte sur les pressions que subissent, parfois à dessein et avec complaisance selon Halimi ou Carles, les rédactions et notamment leurs dirigeant·es. Ils montrent toute la latitude qu’un ou une actionnaire peut avoir sur la nomination du ou de la directeur·ices de rédaction du média qu’il possède. De nombreux exemples récents viennent appuyer ce constat. De l’éviction de l’humoriste Sébastien Thoen de la rédaction de Canal + pour avoir parodié une émission du groupe, au brusque changement de ligne éditoriale du magazine Science & Vie à la suite de son rachat par Reworld Media en 2019, précipitant la démission d’une grande partie de sa rédaction.
Encadré : Julia Cagé et Benoît Huet proposent leur recette
Le manque d’indépendance des rédactions a été analysé dans l’essai L’Information est un bien public de l’économiste Julia Cagé et du juriste Benoît Huet, paru en 2021. Après avoir fait un état des lieux de la situation, mis en avant les blocages juridiques et les difficultés économiques des médias, trop souvent soumis aux volontés de leurs actionnaires-créancier·es, l’auteur et l’autrice ont formulé de nombreuses propositions aux sein d’une « loi de démocratisation de l’information » ambitieuse.
Ils proposent d’imposer une représentation (de l’ordre de 50 %) des salarié·es au sein de l’organe de gouvernance du média, trop souvent composé uniquement d’administrateur·ices nommé·es par les actionnaires. Ils et elles militent également pour une généralisation du droit d’agrément. Aussi bien lors de la nomination d’un ou d’une directeur·ice de rédaction, soumise à un vote, que lors de la cession d’une voire de toutes les actions du média dans lequel les journalistes travaillent. Avec cette réforme, ils et elles seraient toutes et tous les garant·es de l’indépendance des médias et les maîtres de leur ligne éditoriale.