Alerte intoxication informationnelle !

Par Clémence Drotz et Florian Gourdin

Incapables de gérer l’infobésité, les citoyen·nes finissent par se détacher de l’actualité et des débats publics. Un véritable risque pour la démocratie.

« Je pense que c’est la guerre en Ukraine qui m’a foutu un choc », confesse Stéphane Colnay, responsable informatique. En proie à quelques angoisses et surtout à une lassitude vis-à-vis de la politique française qu’il juge « futile », il a préféré diminuer sa consommation médiatique. D’après une étude menée par l’Observatoire société et consommation, Arte et la Fondation Jean-Jaurès, Stéphane Colnay ne serait pas le seul à ressentir un certain épuisement face à l’actualité. 53 % des répondant·es déclarent souffrir de « fatigue informationnelle ». 

Ce terme nouveau se rapporte cependant à des théories plus anciennes. Dès les années 1960, on identifie la surcharge d’informations en entreprise comme source de stress chez les employé·es, productrice de dysfonctionnements opérationnels et de pertes d’efficacité. En 1980, Edgar Morin parle de « nuage informationnel ». Pour le sociologue, l’excès d’informations nous aveugle et nous rend incapables de prendre le temps de méditer sur un sujet, puisqu’il est aussitôt chassé par d’autres événements. Plus récemment, c’est le terme « infobésité » qui est repris et utilisé pour désigner l’excès d’information et de messages auquel nous sommes exposés dans la vie quotidienne. Que ce soit par le biais des médias, des réseaux sociaux, ou encore de la publicité. 

« Pendant des années, l’actualité était une question d’offre. On proposait de l’information et les gens décidaient de l’acheter ou pas. Avec le numérique, cette offre est devenue omniprésente, beaucoup de personnes n’arrivent pas à y échapper », analyse Didier Pourquery, journaliste et auteur du livre Sauvons le débat : Osons la nuance.

Éviter l’information pour se soigner

Dans son dernier Digital news report, publié en 2022, le Reuters Institute a sondé les habitant·es d’une quarantaine de pays. En moyenne, 38% des sondé·es assurent qu’ils et elles leur arrivent d’éviter délibérément les informations. C’était 29 % il y a 5 ans.

En France aussi, les chiffres sont édifiants. D’après l’étude de la Fondation Jean-Jaurès, 77 % des Français·es déclarent qu’ils et elles leur arrivent de limiter ou de cesser de consulter les informations, dont 28 % régulièrement. Ce retrait est motivé avant tout par des débats qu’ils et elles jugent trop polémiques et agressifs (34 %), le manque de fiabilité des informations (32 %) et l’impact négatif sur leur humeur ou leur moral (31 %). Le manque d’intérêt n’intervient qu’ensuite (25 %), de même que le temps que cela prend (14 %).

Pour Bruno Patino, président d’Arte et auteur de La civilisation du poisson rouge, le risque démocratique que représente l’évitement de l’information est double. « Avoir des citoyens qui ne connaissent plus du tout les thèmes de débat revient à avoir un espace public où débattre est impossible. Personne ne parle de la même chose et chacun est coincé dans sa bulle, c’est comme si nous n’étions pas confrontés à la même réalité. Les citoyens qui ne sont plus informés sur les faits réagissent émotionnellement aux événements sans faire appel à leur raison. » 

À bas l’émotion

En tant que producteurs d’informations, les médias ont leur part de responsabilité. La polarisation des sujets, la quête de l’émotion et la course aux « clics » participent à la construction de ce rythme effréné qui submerge les citoyen·nes. « Les incendies de cet été n’ont été couverts que pour l’aspect spectaculaire, la détresse des victimes et l’héroïsme des pompiers. Les médias n’ont pas relaté les enjeux du moment, ceux relatifs au changement climatique. Alors oui, l’émotion faisait partie de l’actualité, mais il faut savoir marcher sur ses deux jambes », prévient Guénaëlle Gault, directrice générale de l’ObSoCo et co-auteure de l’étude réalisée par la fondation Jean-Jaurès.

Les médias doivent se débrancher du flux permanent et de l’addiction de l’audience afin de déclencher une réflexion globale. Les univers « bornés », c’est-à-dire où il y a un début, un milieu et une fin, comme ceux proposés par l’hebdomadaire Le 1 ou encore la Revue XXI, sont des formats éditoriaux à creuser et à réinventer. « Les médias doivent également recréer une relation avec le public dans laquelle ils ne lui fourniraient pas que de l’émotion », relève David Medioni, journaliste et co-auteur de la même étude.

Didier Pourquery prône davantage les papiers longs et d’analyse à la place du mitraillage de brèves. « L’information brute a besoin d’être travaillée car tout le monde n’est pas en mesure de la comprendre. Mais elle n’a pas besoin de commentaire, ni d’opinion. » Les journalistes doivent également être « généreux·ses », partager avec le public et s’asseoir à la même table. Ces journalistes généreux et généreuses tissent alors un lien de confiance avec le public, a contrario de celles et ceux qui « l’écrase sous leur savoir ».

Pour ce qui est des chaînes d’information en continu, dont l’existence même pourrait être remise en question, le journaliste préfère tempérer. « Avoir un fil info toutes les dix minutes comme France Info TV, pourquoi pas ! Cela dépend de quelles informations on met en avant. Le plus gros problème de ces chaînes, c’est qu’elles sont trop nombreuses. » 

Une responsabilité partagée

S’il est logique et pertinent de pointer du doigt les médias, ce ne sont pas les seuls responsables. La conclusion de l’enquête publiée par la Fondation Jean-Jaurès montre que tout le monde peut et doit agir à son échelle. Mais comme pour tous les grands enjeux actuels, individualiser le problème ne fonctionnera pas. Citoyen·nes, médias et pouvoirs publics ont donc le devoir d’agir ensemble contre la fatigue informationnelle.

D’après David Medioni, l’État doit mettre en place une grande politique de santé publique autour de l’hygiène informationnelle, tout en lançant un plan national d’éducation aux médias. « On la fait comme on la faisait en 1982. Sauf que depuis 1982, l’univers médiatique a largement changé, il faut prendre les choses en main. »

Quant aux citoyen·nes, ils et elles doivent réapprendre à s’informer correctement, sans quoi ils et elles ne pourront recréer des liens avec les journalistes. « Il n’y a pas beaucoup plus d’informations qu’il y a 15 ans, mais une façon de la consommer qui est très différente. Il faut se poser la question de son propre rapport aux médias et de l’émotion diffusée dans ces derniers. »

Pour adopter une bonne hygiène informationnelle, il faut avant tout comprendre ce que veut dire « être bien informé·es » en 2022. Pour Bruno Patino, cela commence par une démarche active : « Je pense qu’il y a une illusion très forte en ce moment. Les gens se disent qu’ils n’ont pas besoin de s’informer car l’information viendra à eux de façon naturelle, par un algorithme, un ami, une conversation dans la rue… » Bien s’informer, c’est donc avoir conscience que c’est une démarche active et non une réception passive. « Deuxièmement, il faut comprendre qu’une information n’est pas un message, un témoignage ou une émotion. Une information doit avoir été vérifiée, être désintéressée et engager la responsabilité de celui qui la diffuse. »