Par Ysé Rieffel et Maud Pajtak
Féminicides, violences sexistes et sexuelles, violences conjugales… Ces faits d’actualité qui touchent la population sont souvent relégués à la rubrique « Faits-divers ». Si depuis #MeToo, des affaires marquantes et le militantisme féministe leur donnent une nouvelle dimension, les médias n’avancent pas tous à la même vitesse. Résultat : un traitement médiatique à cheval entre stéréotypes et politisation.
26 octobre 2021. Le titre « Prédateur ou séducteur ? » fait la Une de Nice Matin. Un Niçois de 74 ans se fait passer pour un jeune homme sur des sites de rencontre. Ayant piégé de nombreuses femmes, il est jugé pour « viols par surprise » au tribunal de Montpellier. L’accusé est décrit comme un « séducteur compulsif dans de sales draps ». Le traitement médiatique de Nice Matin provoque l’indignation. Comme celle de Constance Vilanova, journaliste indépendante spécialisée en faits-divers : « J’ai tellement mais tellement honte pour vous et cette titraille crasseuse @Nice_Matin. Vous ne reculez devant rien, vous faites mal aux victimes avec un pseudo jeu d’esprit. C’est à vomir », réagit la journaliste sur Twitter. Réactions aussi en interne, où une lettre ouverte signée par une quarantaine de salarié·es est envoyée à la hiérarchie, titrée « Stop aux dérapages éditoriaux / Faisons évoluer la rédaction ».
« Il suffit de suivre le travail des deux journalistes qui tiennent la rubrique faits-divers pour voir que #MeToo n’a pas existé pour eux, souffle Constance Vilanova. Il y a une évolution, du moins une remise en question des mécaniques de la violence et du fait-divers. Mais il y a toujours des failles. » Des failles analysées par Rose Lamy, activiste féministe derrière le compte Instagram Préparez vous pour la bagarre. Dans son ouvrage Défaire le discours sexiste dans les médias, publié en novembre 2021, elle analyse les persistances sexistes dans le traitement médiatique, même après le mouvement #MeToo.
Le poids des mots
Parmi ces failles, le choix des mots est largement pointé du doigt par les journalistes interviewées par La Fabrique de l’Info. Des formulations qui minimisent et culpabilisent. Isabelle Germain, fondatrice du site d’informations Les Nouvelles News, rappelle les descriptions culpabilisantes mises en avant dans le traitement médiatique du viol. « Elle était habillée de telle façon, à tel endroit… Ces détails renforcent le stéréotype selon lequel c’est aux femmes de faire attention à ne pas se faire violer. On rend les victimes coupables de ce qui leur est arrivé », tranche l’ex-présidente de la commission « Stéréotypes » du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes.
« Drame de la séparation », « coup de folie », « crime passionnel ». Ces termes sans existence juridique sont glaçants. Ici, la violence est occultée par la notion d’accident. Ou justifiée par la folie et, pire, par l’amour. « Ces termes participent à la romantisation et à la dépolitisation des violences, ce qui minimise le crime », témoigne Anaïs Bouitcha, membre de Prenons La Une. Cette association de femmes journalistes œuvre pour une meilleure représentation des femmes dans les médias et pour l’égalité dans les rédactions.
Toujours sans réel fondement, l’expression « victime présumée » se lit encore souvent. Mercredi 17 août 2022. « Une victime présumée de Benjamin Mendy dit avoir été agressée sous la douche », La Provence. Mercredi 19 octobre 2022. « Deux ans plus tard, la victime présumée a porté plainte », France Bleu. Les journalistes se cachent derrière le principe de présomption d’innocence, qui s’applique pour la personne poursuivie. Le détournement de ce principe juridique amène un doute sur le statut de victime. « Ce mot me rend malade car ça sous-entend que les concernées sont déjà des menteuses », soupire Constance Vilanova.
D’après Claire Ruffio, doctorante en sciences politiques à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, une corrélation est aussi présente dans le choix des termes. La presse régionale utilise plutôt un champ lexical qui relève du champ juridique, pour mettre une distance ; dans les rédactions nationales, les journalistes politiques s’emparent de ces sujets, en apportant leur grille de lecture. « On a donc des termes et des angles qui sont plus issus des milieux associatifs et militants », décrit la chercheuse, qui travaille spécifiquement sur le traitement médiatique du viol.
Point focal sur l’accusé
« Affaire Daval », « Affaire DSK », « Affaire Darmanin »… Bien souvent, c’est le nom du mis en cause qui devient celui de l’affaire. Dans cette minimisation des faits, la place accordée à l’accusé dans le traitement médiatique a un grand rôle à jouer.
Les journalistes ont pris l’habitude de citer la parole des mis en cause dans la titraille. « Le fait d’avoir la citation de l’auteur dès le titre donne au public l’occasion de l’excuser. L’angle du papier devient celui de la défense de l’auteur même si ce n’est pas le souhait du journaliste », analyse Anaïs Bouitcha.
Un point de vue partagé par Claire Ruffio. « Le mis en cause apparaît comme « le héros » du papier. Même s’il n’est quasiment jamais glorifié, il devient en quelque sorte le protagoniste principal parce que la presse se pose la question du « pourquoi ». » La chercheuse remarque que les plaignantes apparaissent plutôt pour préciser les circonstances et les conséquences du viol et des violences subies.
Une rubrique sclérosée
Particulièrement frappant dans la presse quotidienne régionale, le sexisme dans le traitement médiatique des faits-divers pourrait s’expliquer par l’âge des faits-diversier·ères : « La rubrique est sclérosée. Ceux qui la tiennent sont là depuis longtemps. Là, on leur demande du jour au lendemain de changer leur méthode, leur boulot, leur grille de lecture et ça ne leur plait pas, remarque Constance Vilanova. Le problème, c’est qu’on a l’impression, encore aujourd’hui, que le fait-divers est fait par les mecs, pour les mecs et qui parlent que de mecs. »
Dans les couloirs de Radio France, une voix reconnaissable entre mille, celle de Fabrice Drouelle. Celui qui incarne les récits d’Affaires Sensibles sur France Inter dresse un état des lieux. En février 2022, l’épisode consacré à l’affaire Bertrand Cantat est diffusé pour la troisième fois. Un texte écrit six ans plus tôt. Nombreuses ont été les femmes à réagir face au traitement médiatique de ce féminicide. « C’était très intéressant de voir comment j’écrivais il y a six ans par rapport à ça, et comment je l’écrirais maintenant. » Le journaliste reconnaît les limites de son traitement journalistique. « Lors de la première diffusion, on se préoccupait trop du sort de Bertrand Cantat, se souvient le sexagénaire. Un journaliste veut peser le pour et le contre, informer à charge et à décharge, et on s’aperçoit qu’avec ce discours là on pense à côté de l’essentiel. C’est-à-dire de ce qu’est le féminicide. »
« J’ai été construit par une autre société »
Fabrice Drouelle affirme avoir dû évoluer avec son temps : « J’ai été construit par une autre société, qui ressemble assez peu à celle-là. Quand on grandit comme ça, il faut s’adapter. Je fais ma propre éducation sur certains termes », explique-t-il. Quelques minutes plus tôt, il a laissé échapper un « crime passionnel » de sa bouche. Une expression à bannir. L’ancêtre du mot féminicide. En 2014, le collectif Prenons la Une écrivait une tribune dans Libération pour appuyer la non validité de cette formulation : « Pour la rubrique faits-divers, ce genre journalistique qui emprunte à l’inconscient romanesque et se délecte des archétypes, il n’y aurait que de l’amour déçu et des meurtriers malgré eux. » Fabrice Drouelle le précise, il fait bien attention à ne pas utiliser cette expression à l’antenne. « Il faut être vigilant. Notre parole est publique. »
Aujourd’hui, la prise en compte du terme « féminicide » par les médias constitue une avancée. « Même s’il n’est pas reconnu par l’Académie Française, il a été élu meilleur mot de l’année en 2019 par le petit Robert, et son occurrence dans la presse a bondi de 779% en un an entre 2018 et 2019 », souligne Anaïs Bouitcha, du collectif Prenons la Une.
Le juste vocabulaire
Le mouvement #MeToo a contribué à mettre les journalistes face à leurs problèmes déontologiques. Et à revoir le traitement médiatique des violences sexistes et sexuelles. « Le vocabulaire a beaucoup changé dans les médias et dans la société. Les médias sont le reflet de la société mais en prennent aussi les usages. Avant, on disait violences faites aux femmes. Aujourd’hui, on dit plutôt violences sexistes et sexuelles parce qu’on va plutôt mettre l’accent sur les auteurs que sur les victimes », poursuit Anaïs Bouitcha qui a remarqué la réactivité de certains médias : Le Monde qui crée en 2018 une cellule sur les féminicides. Une enquête fleuve pour mettre en lumière le côté systémique du féminicide. Libération, une des premières rédactions à décompter le nombre de féminicides depuis 2017.
Pour faire la différence, de nouveaux médias ont pris forme ces dernières années. « Sur les violences sexistes et sexuelles on a des médias féministes, sociétaux, sous de nouvelles formes, des médias sur les réseaux sociaux, des magazines comme la Déferlante, des podcasts qui vont vraiment s’en emparer, et qui donnent à voir, à lire ou à écouter de nouvelles voix. »
Dans la lignée des outils publiés par Prenons la Une pour le traitement médiatique des violences faites aux femmes, d’autres chartes ont vu le jour. L’objectif : éviter le sexisme et bien traiter les sujets de genres. « C’est le cas par exemple à La Voix du Nord, à Ouest France, dans le groupe Centre France, au Républicain Lorrain. »
Sortir du « Faits-divers »
Dans ce traitement médiatique, le plus gros du problème réside dans le rubriquage. La journaliste Isabelle Germain appuie l’intérêt d’un traitement plus politique : « Par définition le fait-divers c’est un fait qui est accepté, qui fait partie de la vie. Avoir un traitement davantage politique sur les violences faites aux femmes, montrerait que l’on accepte pas ce genre de chose. Il y a quand même une réalité sociologique qui fait que ce sont souvent les femmes qui sont victimes de meurtres entre conjoints. »
Claire Ruffio, spécialiste de la médiatisation du viol, a pu analyser ce problème. Traiter les violences sexistes et sexuelles permet de poser la question du rapport entre les femmes et les hommes dans la société. « Ce qui évolue depuis les années 2010, et qui a été à l’initiative d’un début de politisation du cadrage, ce n’est pas seulement de poser les viols et les violences sexuelles comme des événements indépendants, mais bien de poser la question du lien, des causes sociales à l’origines de ces violences », explique la chercheuse.
Dans le cadre de son travail de thèse, Claire Ruffio a pu constater que la presse quotidienne régionale couvre traditionnellement le viol comme un dossier judiciaire local, quand la presse nationale tend plutôt à le traiter comme un problème relevant de la prise en charge politique. « Sous #MeToo et depuis, les journalistes en presse nationale ont davantage traité le viol sous l’angle du problème public ou du fait de société, et publié davantage dans la rubrique politique. La presse régionale traite plus le viol comme un fait-divers et n’a pas beaucoup changé ses habitudes. Le viol est plus publié en pages « Région », « Événement », ou « Fait du jour », et surtout en « Faits-divers/Justice ». »
Depuis #MeToo, les productions nationales qui traitent du viol sont davantage publiées dans d’autres rubriques selon Claire Ruffio. « Débats », « Opinions », ces contenus relèvent à présent de prises de positions. Et font appel à d’autres genres journalistiques : tribune, éditorial, chronique, interview. « Cela ne se faisait pas du tout avant, c’est vraiment l’impact du mouvement. »