Par Aude Cazorla et Florian Gourdin
Jeudi 13 octobre 2022, à Paris. Cinquante journalistes et autant de citoyen·nes sont assis·es à la même table pour festoyer. Au menu du banquet, la critique des médias. Nos journalistes ont dégusté pour vous.
Vieille recette, nouvelle cuisine
Simple et innovant, le concept ne date pas d’hier. Les célèbres banquets populaires organisés partout en France après la révolution 1789, étaient déjà destinés à fédérer les citoyen·nes. Le repas a la délicatesse de mettre tout le monde d’accord : les estomacs se remplissent et les langues se délient.
Une recette efficace, que Lucile Berland de l’association Informer n’est pas un délit (INPD) a eu l’idée de réinventer. Les grands chef·fes de l’événement : lNPD, Un bout des médias, le collectif Stop Bolloré, et l’association d’éducation au média Fake Off. Parmi les cinquante journalistes invité·es, un large panel de médias représentés : France Télévisions, Cash Investigation, Le Parisien, Contexte, Mediacités…
Pour sélectionner les cinquante citoyen·es participant·es, une autre tâche s’impose. Comment aller chercher celles et ceux qui se détournent justement de la sphère médiatique à force de critique ? L’objectif étant de converser à table et renouer la confiance parfois égarée entre citoyen·es et journalistes. Pour la première édition, les organisateur·ices sont forcé·es de reconnaître un manque de diversité parmi les convives. « Une faute d’organisation », confie Lucile Berland. Parmi les citoyen·es présent·es, vingt-cinq ont été choisi·es par les associations organisatrices, les vingt-cinq autres sélectionné·es au moyen d’une loterie diffusée sur les réseaux sociaux. Toutes et tous venaient essentiellement de région parisienne.
Qu’y avait-il au menu du Banquet des médias ?
L’eau à la bouche
À la grande horloge de la Recyclerie, il est sept heures tapantes. Les tables sont dressées, la nuit est tombée, les invité·es curieux et curieuses commencent à défiler à l’entrée de la salle. Ils et elles se pressent dans une file, louchent déjà sur les tables. Sur celles-ci, des ardoises : « Bernard Arnault », « François Pinault », « Xavier Niel » et même – presque un gros mot – « Vincent Bolloré ». On nous rassure : pas d’actionnaires au Banquet des médias, juste quelques blagues qui serviront de repère au jeu des chaises musicales de la soirée.
Car entre chaque service, les convives seront invité·es à changer de siège en musique, pour varier les voisins de tables et les conversations. Hors de question de savoir à l’avance ce qu’on trouvera dans les assiettes. Tout comme la liste d’invité·es. Le menu reste un mystère jusqu’au dernier instant. La salle est pleine. Les lumières se tamisent et les verres se remplissent au fil des conversations. Les invité·es font connaissance, nous confient leurs espoirs et leurs doutes.
Florence Chiavassa a de grands yeux bleus, bordés de très longs cils. Lorsqu’elle parle journalisme, la quinquagénaire semble remonter le temps tandis qu’elle confie, d’un air mystérieux : « Quand j’étais petite, je voulais être astrophysicienne ou journaliste. » L’ingénieure qu’elle est devenue, responsable de la communication du Centre national d’étude spatial (CNES), a presque atteint son rêve. « Je suis un peu entre les deux. C’est déjà pas mal. » Alors Florence secoue son carré blond, et tout en mâchant son chewing-gum, nous raconte.
C’est pour être plus proche de l’info qu’elle a intégré l’association citoyenne Un Bout des médias, dont la mission est de promouvoir l’indépendance des journalistes vis-à-vis de tous les pouvoirs. « À mon boulot, on a une formation sur l’infobésité. J’en suis aussi victime : je veux toujours tout savoir. Jusqu’à deux heures du matin sur mon canapé sur mon téléphone… » Pour satisfaire son appétit informationnel, Florence a été invitée au Banquet des médias avec son association, qui fait partie des organisatrices. « Je ne sais pas trop ce que j’attend de cette soirée, je suis très curieuse. Rien que pour me retrouver avec des journalistes, c’est génial. »
Pour autant, elle aimerait que cette rencontre entre citoyen·es et journalistes sorte un peu du microcosme qu’elle côtoie. « La Recyclerie, il y a déjà un certain angle un peu militant. Oui, c’est vrai que je suis engagée à gauche, que je cherche les médias plus alternatifs », concède-t-elle en souriant.
Qui aime bien châtie bien, car si elle adore le journalisme, Florence le scrute aussi avec rigueur. « Certains médias me dérangent de plus en plus par rapport à leurs partis pris, soupire-t-elle. J’aime bien les émissions de débat. Mais « C dans l’air », j’ai beaucoup de mal. Les journalistes orientent leurs questions. Je me rends compte avec l’âge que le service public me déçoit. C’est l’esprit du buzz quoi. » Un reproche qu’elle adresserait bien à table ce soir.
Chemise boutonnée, gel dans les cheveux, lunettes rondes. Rodrick Crucifix a le look du vingtenaire qui travaille en start-up, tout juste sorti d’une école de commerce. Venu de Conflans Sainte Honorine, en banlieue parisienne, il a le privilège de rejoindre la table des invité·es au Banquet des médias. Pourtant, c’est avec un air de gamin perturbateur qu’il s’avance vers nous, discrètement.
« Je suis militant climat » nous glisse-t-il, comme un secret. « Je suis venu parler de démographie responsable. La surpopulation mondiale, c’est un sujet majeur très peu évoqué par les médias. » Ses revendications, Rodrick compte bien les faire entendre ici. « J’aimerais savoir pourquoi certains sujets ne sont pas évoqués. J’attends de savoir si les thèmes qui m’importent intéressent vraiment leurs rédactions. »
Tel un mantra, il récite les mots d’un grand de ce monde : « Les médias sont imbriqués, dangereux comme l’essence face au briquet. C’est Kery James, un rappeur que j’aime beaucoup. » Et puis, sûr de lui, ajoute « Ça en dit long ». Il explique : « Pour moi les rapports entre les médias et la société civile sont ternis, c’est de pire en pire. Il y a une défiance des citoyens envers les médias, une crise de confiance généralisée envers les politiques et les médias. »
C’est aussi pour mieux renouer ce lien de confiance entre média et citoyen que Rodrick se réjouit de venir au Banquet. Il se distingue tout de même des autres jeunes qui préfèrent les médias mainstream. « Je fais partie de cette frange de la jeunesse assez minoritaire, qui s’informe par les médias alternatifs », affirme-t-il franchement, avant de nous détailler ses goûts, Blast mais surtout Quotidien sur TMC. « Ce genre d’événement est fabuleux, j’y crois beaucoup. Rien que le fait de pouvoir discuter avec un journaliste, même dix minutes, c’est pas tous les jours qu’on peut le faire », se réjouit le jeune homme. On l’imaginerait presque tenir tête à Elise Lucet.
À table, et que le Banquet commence !
Au début, il y a celles et ceux qui se prêtent directement au jeu, et puis celles et ceux qui tendent le cou pour tenter d’apercevoir une tignasse familière, le visage d’un collègue. Mais très vite, l’atmosphère se détend, les conversations vont bon train et on peine à s’entendre. Notre première table est constituée de femmes journalistes, issues de la télévision et de la presse écrite. Le menu est enfin dévoilé, entre stars et entremets. Pour les plus chanceux, velouté de champignons en entrée aux côtés de Denis Robert (co-fondateur de Blast), plat de lasagnes aux légumes d’automne avec Tristan Waleckx (présentateur de Complément d’Enquête) ou bien tartelette aux pommes-caramel en face de Jacques Trentesaux (le directeur de Mediacités). Loin des caméras et des micros, le reste de la soirée se déroule sans couverture médiatique. On délaisse le matériel technique, les écrans qui s’interposent : on apprend à se connaître dans le blanc des yeux.
On débarrasse la table et on dresse le bilan
Les dernières notes de musique retentissent, un morceau du groupe Queen. C’est la fin du Banquet. Pourtant, des tables entières restent encore animées. L’événement semble être un succès : les visages sont ravis, les estomacs remplis. Lucile Berland, organisatrice, nous en dresse un bilan positif : « Les objectifs qu’on s’était donnés, en convivialité et en échanges, ont été remplis : la mayonnaise à bien pris. »
Pourtant, les miettes du Banquet éveillent déjà quelques critiques : « On se reproche le manque d’hétérogénéité. On a pas été chercher des profils assez reculés du monde médiatique, moins éveillés sur la critique des médias. C’est pourtant eux qu’on devrait mettre à table, avec lequel le lien est si abîmé », admet-elle.
Une promesse pour autant, celle de remettre le couvert. Et en prenant en compte les bévues pour mieux faire. « Il faut qu’on travaille plus en amont. La question du lieu se pose : il faut vraiment s’appuyer sur les réseaux locaux, les centres d’insertion, les réseaux d’action sociale, pour aller toucher d’autres gens. Ceux qui n’ont pas forcément envie de nous voir, même. » Elle espère que l’opération pourra se reproduire jusqu’à plusieurs fois par an et, pourquoi pas, sortir des murs clos de Paris pour s’exporter partout en France.