La critique ne sert plus la soupe médiatique

Par Roman Bouquet Littre et Vivien Latour

Hyper-concentration des médias. Profession qui souffre d’une grande défiance dans l’opinion. Droitisation de l’information. La critique des médias n’a jamais semblé aussi nécessaire. Une pratique qui ne fait pourtant pas l’unanimité au sein de la profession, entre confraternité et connivence.

« Est-ce que Libération accepte la critique ? » À cette question posée par l’un de ses propres articles, le site du journal de gauche répond désormais par une énigmatique erreur 404, « Désolé, on cherche encore une blague ». Si l’article publié en 2017 a aujourd’hui disparu, une sauvegarde sur la Wayback Machine renvoie vers cette explication :

Capture d’écran du site CheckNews.fr du 23 octobre 2020 depuis le site WayBackMachine (archives des pages internet)

Récemment, l’autocritique des médias est apparue comme primordiale. Pour souligner les graves erreurs déontologiques d’Aziz Zemouri, journaliste au Point. Pour souligner les dysfonctionnements au Canard Enchaîné. Pour souligner les risques que fait peser Bolloré sur ses rédactions. Pour autant, l’autocritique n’est pas une pratique naturelle au sein des rédactions de presse écrite, malgré la présence de rubriques Médias.

Déroger à la confraternité

Diplômé·es des mêmes écoles. Rédactions dans les mêmes quartiers parisiens. Dans le monde de la presse écrite nationale, l’entre-soi prime et la confraternité reste tenace. Celle-ci s’inscrit dans la charte mondiale d’éthique des journalistes : « Le/la journaliste fera preuve de confraternité et de solidarité à l’égard de ses consœurs et de ses confrères. » Précisant : « Sans renoncer pour la cause à sa liberté d’investigation, d’information, de critique, de commentaire, de satire et de choix éditorial. »

Un obstacle qu’avoue sans détour le rédacteur en chef d’Arrêt sur Images, Loris Guémart : « Est-ce qu’on a des problèmes éthiques et de conflits d’intérêts qui se posent parce que certains de nos journalistes connaissent ou sont ami·es avec des gens qui sont dans d’autres rédactions ? Oui. »

Ces problèmes, qui se posent régulièrement à elles et eux, ne sont néanmoins pas tus en interne, quitte à écarter des enquêtes les journalistes concerné·es. « (Avoir des ami·es dans d’autres rédactions, ndlr), c’est une difficulté », confie également Michaël Hajdenberg. Passé par Libération, le journaliste et co-responsable du service enquêtes de Mediapart a reçu des messages d’ancien·nes collègues après la publication d’une critique sur le renflouement des caisses du journal par le milliardaire Kretinsky. « On n’est pas forcément compris. Ils ont l’impression de faire un bon journal, de faire de leur mieux, de ne pas être empêchés. »

« On n’est pas forcément compris »

Michaël Hajdenberg

Critiquer un média qui vous a nourri peut également faire naître quelques remords. « On s’est posé la question quand on a fait la série sur Patrick Drahi en 2017 », raconte Raphaël Garrigos, ancien journaliste au service Médias de Libération et désormais directeur de la rédaction du pure-player Les Jours. « Neuf des cofondateurs des Jours venaient de Libé. On s’est demandé si on ne faisait pas le coup de pied de l’âne, des personnes qui se sont cassées et maintenant se vengent. » Difficile de sortir du rang fraternel sans être pris pour des donneurs et donneuses de leçons. « Il faut savoir accepter de passer pour des curés moralisateurs, ironise Loris Guémart. Les journalistes sont très peu habitués à ce que l’on exerce du journalisme à leur égard, alors qu’ils font ça à longueur de journée depuis quarante ans. »

« Il faut savoir accepter de passer pour des curés moralisateurs »

Loris Guémart

Une difficile autocritique

L’autocritique pourrait être une forme de retour sur les déboires du métier. Une manière de montrer que la profession a saisi les reproches formulés à son encontre par l’opinion publique ou les politiques. Et qu’elle est capable d’introspection ou d’auto-réflexion sur ses propres limites ou manquements. Pour Jérôme Lefilliâtre, rédacteur à Libération, les journalistes entre elles et eux n’ont pas de problèmes à se montrer critiques envers leur propre travail. Par contre, « chaque fois que les critiques viennent de l’extérieur de la profession, on a l’impression d’une réaction de rejet ou de défense corporatiste. » 

Mais outre ce réflexe interne à la profession, les journalistes salarié·es se trouvent parfois dans une situation de conflit d’intérêt. Raphaël Garrigos souligne : « Enquêter sur Libération était impossible. Avec Isabelle Roberts, nous étions salariés donc il y avait d’emblée un conflit d’intérêt. C’était contre-nature. Libre aux autres médias d’enquêter sur Libération et certains l’ont fait. » Désormais dans un média indépendant, les Garriberts (contraction de Garrigos et Roberts) peuvent se le permettre. « Je touche du bois, mais je pense que si on tombait sur un journaliste mytho au sein de la rédaction, et ça peut arriver, on réagirait un peu mieux que Le Point. On le publierait dans La vie des Jours. C’est un devoir de transparence. »

Au milieu de ces interrogations, Arrêt sur Images, site de critique des médias dont les journalistes sont parfois vu·es comme les « boeufs-carottes » du métier, veut montrer l’exemple avec sa rubrique intitulée Le Médiateur. Le site revenait déjà sur ses erreurs, notamment dans les éditos de son fondateur Daniel Schneidermann. Le médiateur a désormais pour mission explicite d’exercer sa fonction sur les contenus internes avec « un journalisme tout aussi offensif » que celui pratiqué envers les autres médias. Loris Guémart reste lucide : « On essaie de ne pas faire les erreurs que l’on pointe. Tout en restant conscient que nous sommes un média de journalistes et donc que les biais et erreurs sont possibles. »

« Chaque fois que les critiques viennent de l’extérieur de la profession, on a l’impression d’une réaction de rejet ou de défense corporatiste » 

Jérôme Lefilliâtre

Révéler les manquements des médias

La critique et l’autocritique des médias comme palliatifs et rectificatifs aux erreurs d’une profession parfois sclérosée apparaissent comme un garde-fou évident et nécessaire. Pour autant, ces critiques sont souvent mal reçues par les journalistes des rédactions concernées. Raphaël Garrigos se souvient d’un article qu’Isabelle Roberts avait rédigé lorsqu’il et elle travaillaient encore pour Libération : « Il y avait un trafic de notes de frais à TF1. Un journaliste de la chaîne avait répondu qu’il se passait la même chose chez nous. Il n’avait qu’à l’écrire. »

Jérôme Lefilliâtre plaisante en expliquant que Libération ne peut pas empêcher les autres médias de les critiquer alors qu’ils sont les pionniers de ce genre journalistique en France. Loris Guémart se prête à la même analyse : « On ne pratique pas la critique média pour trouver que si elle était exercée à notre encontre ce serait scandaleux. Si vous ne voulez pas que l’on écrive sur vous, ne vous exposez pas aux critiques. » Il argumente avec l’exemple des violences policières, arguant que si les médias ne prenaient pas aux mots les propos de la police sur la question des bavures, Arrêt sur Images n’écrirait pas dessus.

Le risque d’affaiblir la profession

Selon le 35e Baromètre de confiance dans les médias Kantar publié dans La Croix en janvier 2022, 51 % des Français·es ont exprimé une défiance envers la presse écrite. Pour Michaël Hajdenberg, elle n’est pas un motif de dissuasion à la critique des médias. Le journaliste prend pour exemple le scandale d’emploi présumé fictif au Canard Enchaîné. Il l’avoue, cette affaire a discrédité l’ensemble de la profession, y compris Médiapart, concurrent numéro un du titre. « Nous n’allons pas nous interdire de le raconter au motif que ce sont des confrères et qu’il ne faut pas accroître la défiance à l’égard des journalistes », explique-t-il. Un sentiment partagé par Loris Guémart : « Notre rôle n’est pas de créer de la confiance dans les médias en les épargnant. »

Selon Michaël Hajdenberg, lier l’autocritique des médias et la défiance envers les journalistes serait également peu pertinent. « On imagine que si on arrête d’écrire sur les autres journaux qui font des conneries, les gens vont retrouver confiance dans le journalisme. Mais les gens sont lucides. Ils voient bien autour d’eux les erreurs des journalistes. » L’important pour lui reste de ne pas généraliser les entorses déontologiques et dérapages factuels à l’ensemble de la profession. Ni de pointer les manquements d’un ou d’une seul·e journaliste. « Il est assez rare que les fautes que nous traitons ne disent pas quelque chose de l’environnement médiatique », constate Loris Guémart.

Les risques que fait peser la critique des médias sur leur propre rédaction sont également consentis. « Ce n’est pas parce qu’on écrivait un papier sur un autre média qu’on s’inquiétait d’un possible problème similaire à Libération », avoue Raphaël Garrigos. « À Libération, je ne pouvais pas répondre du journal où il y avait 200 personnes et où je ne maîtrisais pas ce qui se passait dans les autres services. » 

La critique des médias pour restaurer la confiance

Comme pour n’importe quel autre sujet, les journalistes critiques ne s’interdisent pas de s’emparer d’informations d’intérêt général. Michaël Hajdenberg s’interroge : « Quand Le Point raconte n’importe quoi, pourquoi on n’en parlerait pas ? […] Ne pas traiter une information est un choix que nos propres lecteurs pourraient nous reprocher un jour. » Pour Raphaël Garrigos, l’autocritique des médias peut même être un remède à la défiance envers les journalistes. « Le rôle de la critique média, c’est aussi de faire tomber les écrans de fumée, c’est expliquer les dessous du fonctionnement des rédactions. La critique des médias est pour moi une espèce de catharsis pour restaurer la confiance avec les lecteurs. » Un sentiment partagé par le rédacteur en chef d’Arrêt sur Images : « La critique des médias est absolument essentielle et saine. »

Au sein même des médias critiqués, certains journalistes se réjouissent de voir les problèmes de leur rédaction médiatisés. Un remède à l’omerta dans certains titres. « Il y en a qui nous ont envoyé des messages d’encouragement, de remerciement. […] On a publié des informations qu’eux-mêmes n’avaient pas », rapporte Michaël Hajdenberg, toujours à la suite de la publication de l’article sur le prêt perçu par Libération. « Ils trouvaient que ça ne débattait pas assez en interne. » 

La bollorisation de l’information met la critique des médias en danger

S’il est un autre exemple probant de la difficile critique des médias, c’est bien celui lié à l’Empire de Vincent Bolloré. L’actionnaire réactionnaire de droite terrorise. Aussi bien les journalistes peu rompu·es aux pressions, que les journalistes les plus réputé·es. Ce système Bolloré, qui empêche toute autocritique ou critique d’un média détenu par lui, réside en un mantra : « La terreur fait bouger les gens. » Une sentence sépulcrale prononcée en 2015 à l’issue d’un comité d’entreprise de Canal+. Comme une règle de management, reprise dès lors, dans de nombreux médias bollorisés, à coup de départs forcés – comme à Europe 1, de têtes de rédaction coupées, tel Bruno Jeudy à Paris-Match, et de contestations passées au fil de l’épée (feus Sébastien Thoen et Stéphane Guy).

« Les journalistes ne sont pas les plus courageux »

Raphaël Garrigos, qui forme aux côtés d’Isabelle Roberts le duo des Garriberts

Ainsi, depuis l’avènement de l’ère Bolloré, nombres de médias ne parviennent plus à obtenir des informations en interne. À commencer par Les Jours, pourtant bien connu pour ses enquêtes sur le patron de Vivendi. De l’aveu de Raphaël Garrigos, le Breton, roi en son empire, « a totalement cadenassé ses rédactions. Les personnes demandent l’anonymat. C’est très compliqué. […] Dans le secteur des médias, les journalistes ne sont pas les plus courageux. »

Et si Les Jours tentent de convaincre leurs sources de leur rôle de lanceur d’alerte, l’omerta liée à Vincent Bolloré est si puissante que beaucoup s’autocensurent, par peur de représailles, quand ils et elles n’ont pas signé de clauses financières les murant dans le silence. Le directeur de rédaction l’affirme, « dès qu’on entend que Bolloré veut acheter un média, les personnes commencent à compter leur indemnité s’ils se cassaient. » Loris Guémart abonde : « Chez Europe 1 aujourd’hui, post prise de contrôle puis purge de Vincent Bolloré, il devient extrêmement compliqué d’obtenir des informations de l’intérieur. » Une preuve que, si la terreur ne fait pas bouger les gens, elle les fait au moins taire.