Par Ana Hadj-Rabah et Ségo Raffaitin
En France, 5,4 millions de personnes vivent dans des quartiers prioritaires. Parmi elles, peu sont journalistes des médias « mainstream ». Et sur ces territoires, les rédactions traitent souvent les sujets de façon sensationnelle. Mais depuis quelques années, un contre-pouvoir s’est créé. Des médias comme le Bondy Blog, StreetPress ou Banlieusard Nouveau prennent le pari de raconter un autre récit des banlieues et des quartiers populaires.
Janvier 2022, l’émission Zone Interdite titre son dernier reportage : « Face au danger de l’islam radical, comment l’État défend la République. » Marseille, Bobigny et Roubaix se retrouvent dans une spirale de clichés, plus violents les uns que les autres quant à la religion et leur présumé « communautarisme ». « À partir des années 1980, la figure du jeune des quartiers émerge dans le récit médiatique », explique Marion Dalibert, chercheuse en Sciences de l’information et de la communication à l’Université de Lille.
La figure du jeune de banlieue va être associée à des caractéristiques dans le récit médiatique : la délinquance ou les révoltes urbaines. « Puis, avec la première affaire du voile en 1989, s’ajoutent l’islam et la religion musulmane », complète la chercheuse. Le sexisme rejoint la liste des clichés à partir des années 2000. « Implicitement ça voudrait dire que cette figure de banlieusard ne respecte pas les valeurs de la République, il y a alors une exclusion symbolique de la Nation française », analyse Marion Dalibert.
Les magazines télévisés tels qu’Enquête d’action, Enquête exclusive et Zone interdite sont devenus en eux-mêmes un nouveau genre journalistique. Le sensationnalisme comme format à part entière. Avec le cliché pour seul argument marketing. À la tête de StreetPress, média indépendant d’enquête, Mathieu Molard déplore cette fabrique de stéréotypes : « Drogue, insécurité, islam radical, ce genre de reportage est produit de manière industrielle par des agences de productions pour TF1 et M6. » Le même schéma se répète, les quartiers populaires sont traités comme des îlots isolés de la société.
La chercheuse lilloise s’étonne toujours du choix des mots utilisés dans les reportages liés à la banlieue ou aux quartiers populaires : « Un terme comme “issu de l’immigration” pour qualifier des personnes qui sont là depuis deux ou trois générations, ce n’est pas normal. Mais comme ce sont des sujets controversés en France, les journalistes peinent à choisir les bons termes. »
Du côté des journaux télévisés, l’organisation du travail en rédaction empêche un traitement juste de l’information sur ces territoires. Conférence de rédaction terminée, les rédacteur·ices en chef passent commande : les journalistes sont missionné·es pour aller chercher une certaine illustration de l’information. « Donc si un événement se produit, la rédaction demandera de ramener une image d’une voiture qui a brûlé », explique Emmanuel Vaillant, cocréateur du média associatif Zone d’expression prioritaire (ZEP). Fait-diversier, journaliste en charge des faits divers, chez TF1, Georges Brenier avoue que cette accusation lui est souvent renvoyé : « On est plutôt amené à se rendre sur place quand il y a des mauvaises nouvelles plutôt que les bonnes. Et ça, on nous le reproche beaucoup sur le terrain. »
Emmanuel Vaillant parle de journalisme parachutiste. Le fait-diversier se doit de ramener une histoire d’un terrain qu’il ne connaît pas vraiment. « On envoie les journalistes comme des parachutistes sur un terrain de guerre. »
Confusion entre police et journalisme
Les faits-diversier·es entretiennent d’étroites relations avec les forces de l’ordre dans leur pratique. Dans son ouvrage, La Banlieue du 20 heures, ethnographie de la production d’un lieu commun journalistique (2013), Jérôme Berthaut, sociologue, analyse ce phénomène : « Les journalistes doivent tisser ces relations, les entretenir, et prendre garde à ce que les retombées des articles parus ne nuisent pas à ces bonnes relations. » Georges Brenier affirme de son côté prendre toujours le temps d’écouter les différentes versions d’un fait-divers. Il regrette qu’il y ait une « confusion » sur une potentielle alliance entre journalistes et forces de l’ordre. « Cela devient très nuisible, n’améliore pas notre image et donc nos conditions de travail lorsque nous allons dans ces quartiers. »
Mathieu Molard de StreetPress s’interroge : « Je suis toujours fasciné par ces articles et ces reportages qui commencent par “on passe le périph’…”» Cela montre aussi que les journalistes viennent en majorité du même milieu social, qu’ils et elles n’habitent pas de l’autre côté du périphérique parisien. L’entre-soi journalistique a des conséquences sur la façon dont un sujet sera traité. Deux tiers des détenteurs de la carte de presse ont le niveau Bac+3 et un tiers est passé par Sciences Po ou une classe préparatoire, d’après la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP).
Cette défiance est le fruit d’années de discriminations médiatiques. À quoi bon regarder le récit d’une société si les narrateur·ices les excluent de l’histoire et les stigmatisent ? Dans les quartiers, les jeunes s’exaspèrent face à la dernière enquête déconnectée du Figaro sur « la langue arabe qui s’est immiscée dans le langage des jeunes ».
« On leur rend leur légitimité »
Ce constat, Emmanuel Vaillant le fait régulièrement lorsqu’il travaille auprès des jeunes de quartiers populaires pendant ses ateliers d’écriture. Avec une petite équipe de journalistes, il leurs apprend à construire des articles narratifs et des témoignages incarnés. « On leur rend leur légitimité », témoigne-t-il. Emmanuel Vaillant croit à un journalisme qui pourrait se renouveler, en intégrant les lecteur·ices à la fabrique de l’information. Optimiste, il observe l’effervescence qui émerge des réseaux sociaux : « Ils ont créé un contre-pouvoir, et permettent de monter des médias plus facilement puisque ça coûte moins cher. »
Sur le compte Instagram de 12 000 abonné·es du média Banlieusard Nouveau, défilent des portraits, des reportages et des témoignages. « J’ai créé ce média en discutant avec les petits de mon quartier, en parlant de leurs ambitions de vie », raconte Amadou Dabitao, créateur du média, qui vit à Gennevilliers (92).
Lassé d’attendre le sursaut des gros médias, il a créé le sien. « La street culture qui émane des cités en France, grâce au rap et au football, a une énorme influence au niveau européen. La culture, c’est nous. » Amadou Dabitao, 28 ans, insiste sur l’importance de la représentation : « Banlieusard Nouveau montre aux jeunes des gens qui leur ressemblent et qui réalisent des choses qu’ils pensaient irréalisables, comme devenir avocat, par exemple. » Il reconnaît l’effort de certains médias sur ces sujets, mais le processus est encore trop lent. « J’aimerais leur dire qu’il va falloir se réveiller, sinon on fera sans eux. »