Deux menus sont proposés. Un premier avec des logos de grands médias, un second avec des logos de médias indépendants. Une main choisit le deuxième.

Trouver la recette de son indépendance

Par Hugo Bouqueau et Louis Faurent

Fatigué·es, mécontent·es ou idéalistes, des journalistes quittent les médias traditionnels pour créer leur propre projet éditorial. Souvent portée par un désir d’indépendance, leur aventure s’accompagne de son lot d’incertitudes.

Claquer la porte d’un grand journal, renoncer à une situation confortable, devenir sa ou son propre patron·ne… L’épopée fleure le romantisme de la presse, non sans risques. Bien sûr, la fin de leur média, ces journalistes ne l’envisagent pas. Quand on leur demande ce qu’elles et ils feraient si leur aventure éditoriale prenait fin, elles et ils regardent ailleurs, balançant avec plus ou moins de sérieux des métiers inattendus : « chauffeur de taxis », « pizzaïolo » ou « éditrice ». Un tout ou rien symbole de leur engagement.

« On fait de la guérilla. » Jean-Baptiste Rivoire a fondé Off-Investigation en 2021, après avoir quitté Canal +. Des premiers mois difficiles et une affaire qui galère. « Aujourd’hui, on a convaincu 2 000 personnes de s’abonner. Si on en perd la moitié, on survit sans que je ne me paie. Si on arrive à 500, on met la clé sous la porte. » Une pression permanente partagée par certain·es qui, comme lui, ont créé leur média et fait le choix de l’indépendance. Peu de financement et des abonné·es à glaner un·e par un​​·e, c’est le nouveau quotidien du journaliste. Vendre son travail est également devenu plus difficile. Exemple avec la série d’enquêtes « Emmanuel, un homme d’affaires à l’Élysée » proposée aux chaînes de télévision. Les réponses sont cinglantes. Extraits :

« Nous n’irons pas sur la politique sauf avec Karine Le Marchand », M6

« La politique française suscite peu d’intérêt outre-Rhin », Arte

« Nous ne traitons pas de personnalités politiques en exercice », Netflix

Jouer les patron·nes de presse ne s’invente pas. « Un vrai métier », assure Rivoire. Avant de fonder Mediacités, Jacques Trentesaux en avait la conviction : il fallait se former. Alors chef des pages régions de L’Express, il a pris le temps de suivre un master de management des médias à Sciences Po. Des mandats à la société des journalistes de l’hebdomadaire et des fonctions syndicales ont consolidé le reste. En 2016, il lance ainsi un site d’investigation locale décliné dans plusieurs villes. Ses compétences en économie n’écartent pas le danger mais éloignent au moins la peur. « Sinon c’est la paralysie », promet-il. Ce bagage technique aurait pu aider Pierre Haski et ses potes de Libé aux débuts de Rue89. « Honnêtement, nous étions très amateurs. Nous avons présenté le projet à un ami investisseur, il nous a dégommés », avoue-t-il en souriant. Pas évident non plus de se lancer quand on est une femme. « Sociologiquement, les hommes sont plus orientés vers l’entrepreneuriat, d’où le faible nombre de médias créés par des femmes », analyse Lucie Geffroy. Avec trois collègues, elle a co-fondé La Déferlante, une revue féministe, après une dizaine d’années partagées entre la pige, puis Courrier international et Le Monde.

Désormais chroniqueur géopolitique pour L’Obs et France Inter, Pierre Haski a l’œil qui brille quand il raconte son aventure. Il détaille, comme des mémoires de guerre, les blogs pour Libération, la crise de la presse et les idées jetées autour de bouteilles de rosé. Fonder son média se vit pleinement. Un don de soi avec ses conséquences. En 2011, Le Nouvel Observateur de Claude Perdriel rachète Rue89. « Vendre a été un crève-cœur », se souvient Haski. Pour ces journalistes, leur média est l’aventure d’une vie. L’échec fait donc très mal. 

La double vie de Reporterre

Aujourd’hui à la pointe de l’information sur l’écologie, le site Reporterre vit en fait sa deuxième vie. En 1989, son actuel rédacteur en chef, Hervé Kempf, avait déjà tenté sa chance. Version papier cette fois. Le succès est là mais la trésorerie manque. Après neuf mois, Reporterre première mouture disparaît. « C’est jamais agréable… On avait tout bon en plus ! », regrette-t-il, conscient que les préoccupations environnementales ne sont pas nouvelles. Ce premier essai n’a pas découragé Hervé Kempf. Rendez-vous pris 24 ans plus tard.

Fin 2012. François Hollande vient d’être élu et déjà la gauche se crispe sur plusieurs sujets, dont celui de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Hervé Kempf veut s’y rendre mais la direction du Monde refuse plusieurs fois. Censure évidente. Sans en être certain, le journaliste du service Planète y voit la marque de la relation entre Pierre Bergé, l’un des principaux actionnaires du journal à l’époque, et le nouveau président. Quelle qu’en soit l’origine, l’affront vaut casus belli. Le journaliste démissionne. Un site internet ouvert quelques années plus tôt et en voie de professionnalisation l’attend. Son nom : Reporterre.

Un départ fracassant sur fond de désaccord déontologique qu’aurait préféré vivre Jean-Baptiste Rivoire. Artisan reconnu de « Spécial investigation » – émission d’enquête phare de Canal + – il fait partie de la « liste noire » de Vincent Bolloré dès son rachat du groupe audiovisuel en 2015. Tout n’était pas rose avant, « des tabous » parfois, mais les intentions de Bolloré étaient autres. « J’ai eu le sentiment d’être aux premières loges d’un moment historique. Il voulait contrôler l’info », dénonce Jean-Baptiste Rivoire. La chaîne cryptée bloque tout départ sans « accord de silence » et le journaliste se retrouve au placard. On lui file le sale boulot, « Nordahl Lelandais, le petit Grégory, des sujets qui plombent le moral ». Une issue est trouvée après cinq ans, à l’amiable, avec quelques indemnités. 

Partir un jour, ne pas regretter

Très souvent, les rachats ou les crises sont des opportunités. Il faut dire que le système de chômage et les conditions de départs en cas de changement de propriétaire dans la presse sont plutôt confortables. Une perche à saisir quand un désir d’indépendance résonne dans sa tête. « J’ai toujours regardé ceux qui partaient. Au fond, créer mon média est un vieux rêve », assure Jacques Trentesaux. En 2015, Patrick Drahi, un patron « peu recommandable », rachète L’Express. Le rédacteur en chef adjoint profite de la clause de cession pour réaliser son rêve. La prime est investie et les droits au chômage lui permettent de ne pas se payer pendant plusieurs mois. 

Précieuses allocations, indispensables, ou presque, pour se lancer. « J’ai pu négocier une rupture conventionnelle. Je savais ainsi que j’avais deux ans pour tenter ma chance », se rappelle Lucie Geffroy. Idem pour Pierre Haski qui prend le train d’un plan social à Libé. « Je pensais pourtant mourir dans ce journal, comme Molière est mort sur scène », rigole-t-il. Mais le quotidien de gauche n’a pas voulu de son projet de site internet – « trop risqué » – alors ce sera l’aventure en solitaire. Enfin, pas vraiment. « Je ne l’aurais jamais fait seul », promet le chroniqueur d’Inter, d’accord avec Jacques Trentesaux, parti avec des journalistes de L’Express, et Lucie Geffroy. « L’aventure collective me plaisait, explique celle-ci. J’aime bien l’idée de groupe : nous ne sommes pas dans le délire de « j’ai créé mon média ». »

La clause de cession, une dérogation au droit commun

Quand les grand·es actionnaires rachètent une entreprise ou un titre de presse, les journalistes peuvent partir, de leur propre initiative, en invoquant ce droit. Tous, quelle que soit leur ancienneté, peuvent ainsi bénéficier des indemnités légales de licenciement et des allocations chômage, à l’exception des journalistes en agences de presse.
Attention : un changement éditorial (de rédaction en chef, de direction de rédaction voire même de direction générale… ) n’implique pas forcément une cession qui est avant tout liée à la structure financière de l’entreprise.
Ce n’est pas le ou la chef·fe d’entreprise qui « ouvre » la clause de cession mais l’acte de vente. En théorie, une fois ouverte, cette clause ne se ferme jamais. En pratique, les repreneurs peuvent, éventuellement par accord avec les syndicats, indiquer un délai pour que les journalistes se décident. Ce n’est qu’une recommandation, sans valeur légale. En réalité, cela permet à la direction de provisionner le coût des départs, de réfléchir à la réorganisation et aux embauches, et, parfois, d’exercer une pression pour que les salarié·es se décident vite.
Source : Propos à retrouver en détail sur le site du Syndicat national des journalistes.

Au tournant des années 2010, Edwy Plenel a déjà fondé Mediapart après avoir quitté Le Monde, étonnant agrégateur de démissionnaires en manque d’indépendance. Mais le cas Kempf fait parler. « Je n’ai eu aucune proposition d’embauche sérieuse. Je pense que j’étais un peu tricard », juge-t-il. Le risque de se voir coller une étiquette de journaliste râleur·se est grand. « Je pense pourtant être plus employable, avec plus de compétences, tempère Jacques Trentesaux. Mais certains employeurs pourraient avoir peur d’un journaliste qui connaît le fonctionnement économique d’un média. » En se lançant sur internet, « quand aucun journal n’y était », Pierre Haski a aussi eu le vertige. « J’avais déjà 50 ans, la crise de la presse était énorme. Soit je tentais quelque chose, soit je faisais pizzaïolo. » Va pour la première option. Rue89 n’a pas tenu le choc mais le pari d’internet était gagnant. Finalement loin d’être grillé dans le métier, l’exemple de l’ancien correspondant en Chine de Libération a de quoi rassurer les autres.

Taxi driver

La co-fondatrice de La Déferlante va dans ce sens : « Je n’ai pas eu peur d’être écartée. Le risque est plutôt de ne pas réussir à en vivre. » Si elle tire aujourd’hui son revenu de la revue féministe, cet équilibre est toujours précaire. C’est le lot commun de ces journalistes-patron·nes. Certain·es ayant même renoncé à d’importants salaires quand ils occupaient des postes de direction. « Mes seuls revenus viennent de la location de voitures et d’une partie de ma maison », détaille Jean-Baptiste Rivoire. Il dit qu’il conduira des taxis si tout s’arrête. À Mediacités, Jacques Trentesaux garde le cap. « Nous allons avoir une nouvelle campagne d’abonnements. Il faudra un exploit. Sinon on trouvera un autre modèle. » Éternel optimiste, il ne se voit de toute façon pas quitter le métier.

Si les nombreux risques ne les ont pas freiné·es, il demeure une question : l’utilité dépend-elle du nombre de lecteurs ? Jacques Trentesaux botte en touche : « Je m’en fous, sincèrement. Je fais le même travail, quel que soit mon lectorat. Je n’ai qu’un objectif de qualité. » Hervé Kempf, lui, hésite longuement, avant de dire oui. « Le Monde fait un très bon travail sur l’environnement mais, à Reporterre, nos angles ne seraient pas forcément traités dans d’autres médias. » Et preuve que c’est utile, les campagnes de dons font généralement le plein quand les médias libres et indépendants germent partout dans le paysage médiatique. « Les gens ont envie de cela », promet Jean-Baptiste Rivoire.