Annonceurs et pure players culturels, les liaisons dangereuses

Par Pierre Bourgès et Alexis Pfeiffer

Interlude, Views, Presse Citron, Frandroid… Ils parlent de culture, sont gratuits et émergent à toute vitesse. Derrière cette éclatante façade, se cachent plusieurs menaces. Le brand content efface parfois la frontière entre les parties éditoriales et commerciales, noyant toute forme d’esprit critique.

« Il faut éviter de balancer trop d’informations. On est le dernier maillon de la chaîne de communication, on reste à notre place. » Vendredi 14 octobre 2022. 10 heures du matin. Valentin Mehn, sweat-shirt vert pomme de la marque d’Orelsan, se sert une tasse de maté. En guise de fond sonore, le refrain du morceau « Scarface » de Booba. Ce n’est pas difficile à comprendre : Valentin Mehn vit pour le rap. À tel point qu’avec une poignée d’associés, il a sorti de terre Interlude en 2016. Un pure player gratuit sur l’actualité musicale pop/hip-hop qu’il préside aujourd’hui. Son job : les relations commerciales avec les annonceurs. Forcément, il n’apprécie qu’à moitié lorsqu’un label l’appelle pour se plaindre après la publication d’un article à charge. « Ça nous a un peu secoué. Ils ne comprennent pas pourquoi la rédaction [dont Valentin ne fait pas partie, ndlr] critique un de leur album, alors qu’ils nous prennent du marketing. » La partie éditoriale ne doit pas avoir de liens avec le service commercial, répond Valentin, soucieux malgré tout de ne pas froisser l’interlocuteur.  

« On est le dernier maillon de la chaîne de communication »

Valentin Mehn, président d’Interlude

L’incident, aussi peu courant soit-il, est symptomatique de l’incompréhension qui règne entre les pure players spécialisés construits sur le modèle gratuit, et les annonceurs. Surtout quand les chemins menant à la publicité se font de plus en plus nombreux. Il y a le bon vieux display, ces encarts publicitaires classiques, ou encore l’affiliation, lorsqu’un pure player permet d’accéder à un produit en vente chez une entreprise depuis son domaine. Mais ce qui cristallise le plus les problèmes, c’est le brand content, en français, « contenu de marque ». Ce modèle de financement est le plus intrusif. Il nuit gravement à l’indépendance des médias. Une marque héberge un article ou une vidéo sur le site web du média contre un chèque rondement négocié. Du publi-rédactionnel pur et dur, adapté aux codes actuels. Un tiers du financement d’Interlude. « On aimerait que cela représente 40 à 60 % de notre chiffre d’affaires », se projette Valentin.

Marketing éditorialisé

Le concept s’est imposé au milieu de la décennie passée. « Les sites gratuits ont compris que la publicité classique ne rapportait pas assez d’argent », rapporte Marianne le Vavasseur, consultante indépendante en stratégie numérique et ancienne directrice de la régie publicitaire de Deezer. Il a donc fallu réfléchir à de nouvelles manières d’accueillir de la publicité. Le brand content s’est imposé en devenant le nouvel eldorado du marketing.  « Le risque de dépendance est là. Si un label communique régulièrement sur la sortie de ses artistes, il va peut-être demander à bénéficier d’un traitement éditorial plus important. » Particularité de ce procédé, il a tout d’un article ou d’une vidéo journalistique : il est construit, agencé et diffusé comme tel. Seule différence, la mention, souvent discrète, stipulant la communication commerciale. « La frontière entre l’information et la publicité est compromise », décrypte Daniel Bô, auteur de Brand content – comment les marques se transforment en médias (Ed. Dunod, 2009). 

« La barrière séparant l’éditorial et le commercial s’est effondrée avec le temps »

Emmanuel Parody, secrétaire général du Geste

« Mon sentiment, c’est que la barrière séparant l’éditorial et le commercial s’est effondrée avec le temps », estime Emmanuel Parody, secrétaire général du Groupement des éditeurs de services en ligne (Geste) et analyste pour le groupe Mind Media. Sous sa barbe grisonnante et ses cheveux en bataille, l’homme a tout du geek lambda lorsqu’il franchit la porte du café La Comète, où il a ses habitudes. Il est en réalité l’un des hommes forts du milieu des pure players français. Missionné par le ministère de la Culture, Emmanuel Parody voit passer chaque année des dizaines de projets de médias. Constat implacable : ceux qui optent pour le gratuit souhaitent dépendre du brand content. Ce qui était marginal est désormais la norme. « Maintenant, il y a des équipes qui gèrent l’éditorial de la partie commerciale. Avant, on disait : “Je vais faire cinq articles par mois et ça va me coûter 1 000 euros. Aujourd’hui, on préfère penser que ça va rapporter 1 000 euros. » La taille de la liasse de billets, elle, dépend des audiences du média. Pour être rentable, il faut produire en masse, quitte à polluer son site d’un contenu communicationnel. Une incongruité déontologique. 

Attaquer le plus faible

Dans ces conditions, gare à la critique qui va trop loin. Surtout en ce qui concerne les notations de produits, observables dans le secteur de la technologie. Emmanuel Parody était, au début des années 2010, rédacteur en chef de Gamekult. Un média numérique spécialisé tech, connu dans le milieu pour la sévérité de son jugement. « J’ai découvert que la rémunération des patrons de studios de jeux était indexée sur les notes données. C’était un vrai problème parce que cela touchait directement leurs revenus. On se retrouvait dans des situations tendues. »

Ces pressions existent encore aujourd’hui, et certains médias sombrent dans des eaux troubles. « On parle surtout de sites naissants, précise Jérôme Durel, ancien journaliste chez Frandroid et Le Journal du Geek. Est-ce qu’un blog qui débute doit céder face aux annonceurs ? Peut-être. Il aura moins de pudeur car il ne veut pas s’asseoir sur un chèque de plusieurs milliers d’euros. » Plus le site est petit, plus il est susceptible de chavirer. L’entreprise passe un coup de fil et remonte les bretelles de la rédaction. Quelques minutes plus tard, un point supplémentaire apparaît sur la note d’un test de smartphone. 

« Je maintiens la ligne rouge »

« Un certain nombre de médias agissent ainsi. Pas nous », se défend Julien Cadot, directeur des opérations du groupe Humanoid [racheté en mars 2022 par le groupe Ebra, NDLR], qui édite notamment Frandroid et Numerama. Ces pure players, parmi les plus visités de France dans le secteur tech, sont assez costauds pour mener leur barque. L’éditorial relève des journalistes, le brand content des équipes commerciales. L’objectif de Julien Cadot est clair : ramener les pieds sur terre à quiconque tenterait d’objecter une décision de la rédaction. « Je maintiens la ligne rouge entre les deux parties. On n’améliore pas la note d’un smartphone si on nous appelle. On explique à l’annonceur notre rôle et le contrat de confiance qui nous lie aux lecteurs. » Le secteur fait partie des marchés les plus matures. C’est acté dans les mœurs, l’interventionnisme ne paye pas. Les annonceurs sont mécontents ? Ils râlent en silence, parce qu’ils ont compris l’intérêt de maintenir une éthique journalistique afin de ne pas dévaluer les médias avec lesquels ils collaborent. Tant pis pour la mauvaise note. « Vous dire qu’il n’y a jamais de tensions, ce serait faux. Mais je n’ai jamais connu un annonceur qui n’ait jamais compris cette logique. »

« C’est compliqué de refuser une invitation. En fait, on ne peut pas »

Jérôme Durel, ancien journaliste chez Frandroid et Le Journal du Geek

Les entreprises ont cependant une autre corde à leur arc pour influer sur les critiques de leurs produits par les médias. Un procédé vieux comme le monde, le voyage de presse. Dans les faits, les marques prennent en charge avions, hôtels et restaurants de luxe… Pour que les journalistes testent les nouveaux produits qu’ils sortent. Certains titres généralistes ont les épaules assez solides pour refuser le procédé et défraient eux-mêmes les journalistes. « Tout journaliste peut refuser de participer à un voyage de presse », est-il écrit noir sur blanc dans la charte d’éthique et de déontologie du Groupe Le Monde. Pour les pure players spécialisés moins implantés, l’histoire est toute autre. « Il y a moins d’argent. C’est compliqué de refuser une invitation. En fait, on ne peut pas », concède Jérôme Durel. 

Poignée d’incorruptibles

L’argent prime. Exit la rigueur journalistique. Quelques irréductibles médias culturels résistent malgré tout au marketing envahisseur. Ils s’appellent l’Abcdr du son, Mosaïque… Et ne cherchent pas le bénéfice. Comprenez : pas de publicité pour fonctionner puisque pas besoin de rémunérer les contributeurs. « On a créé Mosaïque il y a deux ans, lorsque nous étions en école de journalisme. L’idée était de proposer du long-format dans le paysage rap », résume Lise Lacombe. Avec son collègue Thibaud Hue, ils ont fondé et gèrent le média à titre bénévole, sans modèle économique. Elle, pige à France Culture. Lui, à Europe 1

Face à ce petit poucet des pure players rap, les majors jouent le rapport de force. Sans succès. En avril 2022, le label Sublime a tenté de supprimer une interview du producteur LucasV, sous prétexte qu’elle donnait à certains égards une mauvaise image de Disiz – l’artiste fondateur de la société. « On va avoir plus de difficulté à travailler avec eux, reconnait Thibaud Hue. La situation est embêtante. Mais c’est comme ça. On reste fidèle à notre ligne et à notre exigence journalistique. »